VII

Pendant combien de temps Bob Morane et le professeur Frost étaient-ils demeurés là, accroupis dans les ténèbres de la cabine, à attendre que quelque chose se passât ? Ni l’un ni l’autre n’aurait pu le dire. Les secondes auraient pu se changer en heures et les heures en siècles sans qu’ils en aient la moindre notion.

Tout à coup, la main du professeur Frost se posa sur l’épaule de Morane.

— Écoutez, dit-il, on dirait un bruit de moteur. Longuement, le Français prêta l’oreille. Un ronronne ment lui parvint, comme étouffé.

— Vous avez raison, dit-il, c’est bien un bruit de moteur, et d’un moteur puissant encore. Pourtant, ce n’est pas celui du yacht. On dirait qu’un autre bâtiment navigue dans les parages.

Ils écoutèrent encore, mais le son conservait la même intensité, sans décroître ni augmenter, comme si le mystérieux navire demeurait toujours à la même distance du Mégophias.

— Il nous faut en avoir le cœur net, murmura enfin Bob. Nous ne pouvons demeurer ainsi, dans une perpétuelle expectative.

À tâtons, il alla vers l’un des hublots, dévissa la taque puis ouvrit le hublot lui-même, Aussitôt, le bruit du moteur se précisa, Bob glissa alors la tête par l’ouverture, mais la nuit était trop noire pour qu’il pût rien distinguer de précis.

Il regarda sous lui et retint avec peine un cri de surprise. Une mince bande d’écume, provoquée par l’étrave du yacht fendant les flots, indiquait clairement que celui-ci avançait.

Morane rentra la tête et ferma le hublot.

— Nous avançons, professeur, dit-il.

Il devina que, dans le noir, le savant sursautait. Dans sa voix, il y eut une intense expression de surprise.

— Avancer ? fit-il. Comment est-ce possible ? Les moteurs ne tournent pas, et le yacht ne possède aucune voilure. Par quel sortilège pourrions-nous donc avancer ?

— Nous ne tarderons guère à le savoir, répondit Morane. Je vais aller jeter un coup d’œil sur le pont.

— Ne serait-ce pas dangereux ?

— Dangereux ou non, il faut faire quelque chose, professeur. Nous ne pouvons continuer ainsi, et puis je commence à avoir diablement besoin d’air pur. Est-ce que, par hasard, vous auriez une lampe de poche ?

Bob entendit son compagnon fouiller dans l’un des tiroirs du bureau, puis il y eut un léger déclic et un cône de lumière orangée jaillit dans l’obscurité. Morane glissa un revolver dans la ceinture de son pantalon et se dirigea vers la porte. Sans bruit, il repoussa les objets barricadant celle-ci, puis il se tourna vers Frost, qui l’avait suivi.

— Éteignez la lampe à présent, souffla-t-il, et passez-la moi. Quand je serai sorti, poussez le verrou et tenez-vous prêt à m’ouvrir à la moindre alerte.

À tâtons, il prit la torche électrique des mains du savant, puis il entrebâilla la porte et se coula au-dehors. Dans son dos, il entendit le bruit du verrou glissant à nouveau dans sa gâche.

Retenant sa respiration, Morane demeura plusieurs secondes aux aguets, dans les ténèbres de la coursive. Aucun son, sauf celui-là, lointain, de l’énigmatique machinerie, ne lui parvenait ; nulle présence humaine ne se manifestait.

Un moment, Bob fut tenté d’allumer la torche électrique pour inspecter les lieux, mais il ne voulut cependant pas courir un risque inutile. En se coulant en tâtonnant le long des murs, il parviendrait sans peine à l’escalier d’accès au pont et, de là, sur le pont lui-même. Il se mit à avancer lentement. Mais à peine avait-il fait quelques pas qu’il trébucha sur un corps allongé au travers de la coursive. Cette fois, il alluma la lampe et, en voilant la lumière de la main, regarda à ses pieds. Un homme, dans lequel il reconnut un des membres du nouvel équipage du Mégophias, était étendu là. Quelques mètres plus loin, un autre matelot gisait. Les mitraillettes ne leur avaient pas fait grâce, car tous deux étaient morts, baignant dans leur sang.

« Sans doute sont-ce là les gardes placés par Lensky devant notre porte, pensa Morane. Quand ces mystérieux visiteurs parlant le chinois se sont glissés à bord du yacht, ces deux lascars auront écopé. Pauvres diables ! Ils s’étaient sans doute embarqués pour cette croisière en espérant trouver la fortune, et au lieu de cela…»

Mais Morane ne s’attarda pas à un vain sentiment de pitié. Tout à l’heure, ces hommes n’auraient guère hésité sans doute, sur un ordre de Lensky, à l’abattre comme un chien et, de toute façon, les regrets ne les ressusciteraient pas.

Sans attendre davantage, Bob enjamba les deux cadavres et reprit sa progression en direction de l’escalier. Cette fois, il y parvint sans encombre et, quelques secondes plus tard, il débouchait sur le pont. Celui-ci paraissait désert. Rampant le long des superstructures, Morane entreprit de l’explorer. À hauteur de la passerelle, il s’arrêta, le cœur battant. Le poste de commandement était éclairé et deux. Chinois portant des vestes matelassées, en toile kaki, s’y tenaient. L’un d’eux était à la barre, tandis que l’autre, une mitraillette passée en bandoulière, semblait surveiller le pont. Si Morane n’avait pris soin de se dissimuler dans l’ombre de la passerelle, il eût été infailliblement repéré.

« Je voudrais bien savoir ce que ces Chinois fabriquent ici, se demanda Bob. Ils ne sont quand même pas tombés du ciel. »

Il ne s’entêta pas à chercher une solution à cette énigme et, se coulant toujours de zone d’ombre en zone d’ombre, il gagna l’avant du yacht. Là, il comprit comment le Mégophias avançait sans l’aide de ses moteurs. Une grande jonque le remorquait, et Bob pouvait entendre nettement maintenant le ronronnement sourd de ses puissantes machines.

« Une jonque motorisée, murmura-t-il. Est-ce que, par hasard, ce serait là la Montagne de Fortune du fameux pirate Li-Chui-Shan ? »

Sur le pont de la jonque, des lampes à huile étaient allumées, et Bob put distinguer une vingtaine de formes humaines, gardées par des hommes armés de mitrailleuses, allongées à même le plancher. Il s’agissait là, Bob n’en doutait guère, des membres de l’équipage du Mégophias. Parmi eux, il reconnut même la longue et maigre forme d’Aloïus Lensky. Celui-ci se tordait dans ses liens et semblait crier des mots qui pour Morane, à cause du bruit des moteurs, demeuraient indistincts.

Poussé par la curiosité, le Français s’était avancé à l’extrême pointe de l’étrave, en prenant garde toutefois de ne pas se faire remarquer par les deux Chinois de la passerelle. Par bonheur, la nuit était sombre, et sa silhouette devait s’y fondre totalement.

À présent, les cris de Lensky lui parvenaient plus nettement, mais le forban devait parler un dialecte étranger, car Bob ne parvenait toujours pas à distinguer le sens de ses paroles.

« Si seulement je pouvais passer sur la jonque », pensa-t-il.

Alors seulement, il remarqua le gros câble reliant les deux vaisseaux. C’était là, le seul chemin permettant de passer de l’un à l’autre. Ce câble était long d’une vingtaine de mètres à peine et Morane, rompu à tous les exercices du corps, ne pensait pas avoir de mal à les franchir.

Empoignant le câble à deux mains, Bob se laissa glisser dans le vide. Les jambes nouées autour de l’épais cordage, il se mit à avancer à la façon d’une araignée le long de son fil. Sous lui, il entendait l’eau clapoter de façon sinistre, mais ce n’était pas cela, à vrai dire, qui l’inquiétait. « Pourvu, pensait-il, que quelqu’un ne m’attende pas là··bas à l’autre bout. » Pourtant il prit pied sans encombre à l’arrière de la jonque. Pendant un long moment, il demeura accroupi derrière des ballots, à guetter la moindre présence humaine. Comme personne ne se manifestait, il s’enhardit. Pour éviter l’homme de barre, il se glissa le long de la lisse, revolver au poing, prêt à ouvrir le feu sur quiconque tenterait de lui barrer le passage.

Quand Morane eut traversé tout le gaillard d’arrière, il se blottit dans l’ombre de hautes barriques qui, à en juger par l’odeur, devaient contenir du poisson séché. De l’endroit où il se trouvait, il pouvait à présent embrasser toute l’étendue de la plage centrale, où étaient réunis les prisonniers et leurs gardiens. Ceux-ci étaient tous des Asiatiques vêtus de casaques matelassées au dos desquelles on avait cousu un dragon de tissu rouge. Quant aux prisonniers, c’étaient bien les matelots du Mégophias. À présent, Morane distinguait clairement les mots criés par Lensky. Le forban parlait le pidgin, dialecte que Morane, qui avait pas mal bourlingué à travers l’Insulinde, parlait couramment.

— J’exige de voir votre chef, criait Lensky à l’adresse des gardes asiatiques. Vous m’entendez, j’exige de parler à Li-Chui-Shan !

Lensky semblait prêt à s’étrangler de fureur, et il se tordait frénétiquement dans ses liens.

« Li-Chui-Shan ! songea Morane. Je ne me trompais donc pas. Je me trouve bien à bord de la Montagne de Fortune. » Cela ne le réjouissait guère, car il connaissait les pirates chinois de réputation, et il savait qu’en général leurs captifs n’avaient guère à attendre de pitié.

Soudain, les pensées moroses du Français furent interrompues, car un homme venait d’émerger d’une écoutille. C’était un Chinois gigantesque, véritable géant, épais comme une futaille. Avec son visage jaune, son crâne rasé, sa bouche sans lèvres, au pli cruel, et ses yeux bridés à l’extrême jusqu’à n’être plus que deux fentes à peine ouvertes, il offrait l’image même de la cruauté froide, raisonnée. Par-dessus sa casaque matelassée, il avait revêtu une ample robe rouge, brodée de dragons noirs, qui le faisait paraître plus monstrueux encore.

Longuement, le géant promenait ses regards sur les prisonniers. Quand il aperçut Lensky, il eut un moment de stupeur, puis un sourire apparut sur sa face lisse et bouffie, en accentuant encore l’expression de cruauté.

— Par mes ancêtres, dit-il en pidgin, voilà mon vieil ami Lemontov ! Si je m’attendais à te revoir jamais.

— Comme tu dois t’en rendre compte, Shan, répondit Lensky, tout peut arriver en cet étrange monde.

Le nom de Lemontov avait fait tressaillir Morane. Ainsi Lensky n’était pas Lensky, mais bien l’ancien associé du pirate chinois. Ce seul fait éclairait les choses d’un jour nouveau.

— Je te croyais mort, là-bas, au bagne, disait encore Li-Chui-Shan.

— Bien sûr, répondit Lensky-Lemontov, les bagnes chinois n’ont rien à voir avec le paradis. Pourtant, je m’en suis tiré.

Le pirate se taisait à présent. De derrière ses paupières baissées, il contemplait son ancien allié, à présent ligoté à ses pieds. Lensky-Lemontov se tortilla dans ses liens.

— Est-ce là une façon de recevoir un ami ? demanda-t-il à l’adresse de Shan. Ou dois-je me considérer réellement comme ton prisonnier ?

Le Chinois semblait perplexe.

— Je voudrais savoir ce que tu fais à bord de ce yacht, si près de l’archipel.

— C’est une longue histoire, Shan. Conduis-moi à ta cabine et je te raconterai tout. Après, tu verras, nous redeviendrons amis comme par le passé.

Li-Chui-Shan fit un signe et l’un des gardes, tirant un long poignard de sa ceinture, se pencha vers Lemontov et trancha ses liens. Le bandit se redressa en se frictionnant les membres. Déjà, Shan avait disparu dans l’écoutille. Lemontov, un pirate porteur d’une mitraillette attaché à ses pas, s’y enfonça à sa suite.

Dans l’ombre de ses barriques à poissons, Morane fit la grimace.

« Il serait temps de prendre le large, pensa-t-il. Avant longtemps, ces deux fleurs de potence seront à nouveau d’accord, et notre situation deviendra impossible. »

Sans attendre davantage, Morane se glissa le long du bordage, pour refaire, en sens inverse, le chemin qui, peu dc temps auparavant, l’avait mené du pont du Mégophias à celui de la jonque.

 

 

Aux aguets derrière la porte de la cabine, le professeur Frost attendait, attentif au moindre bruit. Cela faisait un moment déjà que Morane était parti, et l’inquiétude commençait à gagner le savant. Brusquement, trois petits coups furent frappés au battant ; en même temps, une voix connue disait :

— C’est Bob, professeur. Ouvrez-moi.

Frost fit jouer le verrou, entrebâilla la porte, et Morane se glissa dans la cabine. En peu de mots, il mit le paléontologiste au courant de ses découvertes.

— Lemontov, hein ? fit Frost quand Bob eut terminé.

S’il s’était présenté à moi sous son véritable nom et comme ancien complice d’un pirate, il aurait assurément éveillé ma méfiance, et cela malgré la dent du Mosasaure géant. Au contraire, en prenant une fausse identité et en créant le personnage d’Aloïus Lensky, prisonnier politique, il a réussi à gagner ma confiance. Reste à savoir quels buts il poursuivait exactement.

Morane haussa les épaules.

— Ce qui importe pour le moment, fit-il, c’est de quitter le Mégophias. Nous allons réunir des vivres, des armes, des munitions et nous embarquer dans l’un des canots à moteur suspendus à l’arrière du yacht. De cette façon, nous ne courrons pas trop de risques d’être aperçus par les deux Chinois de la passerelle. Une fois à la mer, nous nous éloignerons à la rame. Ensuite, nous mettrons le moteur en marche et tenterons de gagner un quelconque port de l’Alaska, où nous avertirons aussitôt les autorités.

Longuement, le professeur Frost parut réfléchir. Selon toute évidence, il ne parvenait pas à se résoudre à abandonner le Mégophias. Pourtant, Morane finit par le convaincre.

— Jusqu’ici, nous avons été « oubliés », fit-il remarquer. Les Chinois qui ont tenté de pénétrer dans la cabine ont cru que celle-ci était vide et n’ont guère insisté. Quant à Lemontov, puisque c’est là le vrai nom de notre ami, il n’a tout d’abord pas révélé notre présence, se disant que, si les choses tournaient mal, il gardait une chance de s’en tirer, étant donné que nous sommes libres et capables de venir à son secours. À présent au contraire, si comme je le crois il parvient à s’entendre avec son ancien complice, il s’empressera de nous trahir. Entre nous, professeur, je préfère ne pas tomber entre les mains de Li-Chui-Shan.

Soudain, Frost parut se décider.

— Vous avez raison, Bob, dit-il. Il nous faut partir au plus vite.

Quelques minutes plus tard, les deux hommes, chargés de vivres et de munitions, se hissaient dans l’un des grands canots de l’arrière. Les poulies des palans étaient parfaitement huilées et pas un seul grincement ne se fit entendre quand l’embarcation descendit le long de la coque du yacht. La mer était calme et ils touchèrent l’eau sans heurt. Morane largua les amarres retenant encore le canot aux potences. Lentement, le Mégophias, toujours remorqué par la jonque de Li-Chui-Shan, s’éloigna. Alors, Bob saisit les avirons, les passa dans les taquets et se mit à ramer lentement.

 

La Croisière du Mégophias
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